Dans dix jours ou dans dix ans – chronique d’une “revitalisation urbaine”, 1989-2008

Extraite du film “Dans 10 jours ou dans 10 ans…” de Gwenaël Breës, cette scène de démolition, dite “scène du WC”, a été filmée en 2002 par Anne Collet.

Des ouvriers agissant pour le compte de la Région bruxelloise détruisent une maison de la rue d’Angleterre, près de la gare du Midi à Bruxelles, dans ce quartier en cours d’expropriation en “extrême urgence” et “pour cause d’utilité publique” depuis… 1992.

Mais pas de chance, la maison voisine est encore habitée!

“Des politiques qui parlent de mixité et de rénovation urbaines et ne jurent plus que par le “public-privé”. Des architectes qui semblent se partager la ville. Une “ville durable” où la production de nouveaux bâtiments est une perpétuelle nécessité et où les immeubles finissent par être plus longtemps en chantier qu’occupés. La “revitalisation” d’un quartier “stratégique” de Bruxelles: celui de la gare du Midi… Ou comment des pouvoirs publics, aveuglés par le mirage de l’Europe et des bureaux, tentent depuis 15 ans de modifier la sociologie et le tissu urbain d’un quartier populaire et historiquement immigré. Malgré le désintérêt des promoteurs privés et une crise du logement grandissante, les autorités communales et régionales s’évertuent à vouloir implanter un “mini Manhattan” dans ce quartier du bas de Saint-Gilles. Les habitants du Midi se retrouvent ainsi, depuis 15 ans, dans la ligne de mire de leurs propres représentants politiques locaux, désireux de les faire déguerpir de leur maison. A bon compte.”

Ci-dessous, le film complet en streaming ! Bon visionnage !

 

 

Le parquet de Turin accuse l’artiste Blu de dégradations …

Dans le Piémont italien, c’est toujours par la répression qu’on veut faire taire ceux qui luttent contre l’immonde projet du TAV Lyon-Turin, comprenant la construction d’un immense tunnel perçant les Alpes … Parfois nommé, non sans raisons, le ‘ndranghetav, ce projet pourrit les montagnes, confisque aux habitants du Val de Suse leurs terres et sert à drainer un bon paquet d’argent public dans les poches d’industriels peu recommandables.

Cela fait des décennies que la vallée est en lutte malgré les destructions, les coups, les menaces, les procès, les assignations à résidence, les emprisonnements touchant celles et ceux qui osent se lever contre les bétonneurs du présent et leur soutiens institutionnels. Les services de renseignement sont sur le coup. Les procureurs successifs également. Le chantier est surveillé 24 heures sur 24. Il y a des barbelés particulièrement tranchants, l’armée, la police. Il en faut des impôts et des moyens sécuritaires pour imposer des pelleteuses de grandes sociétés !

A la fin de cet avril, c’était le célèbre graphiste Blu, ainsi que cinq personnes qui étaient avec lui, qui sont mis sous accusation par le parquet de Turin. Le crime ? Avoir “dégradé” le mur d’un pont passant au-dessus d’une route nationale de la vallée. Quelle idée aussi, oser peindre sur un vieux et si beau monochrome gris !

Ben nous, on s’y connait pas mal en béton et on trouve que c’est mieux après les dégradations de Blu. Après, on convient qu’on a sans doute pas les mêmes goûts artistiques que le procureur … et il faut respecter les goûts de chacun.

La Zad et l’art de la charpente !

Nous nous permettons de partager une vidéo (publiée sur Lundi Matin) sur la première semaine d’évacuation de la zad.

Quand l’État détruit, les zadistes reconstruisent. Et l’État détruit de nouveau, mais les zadistes sont toujours là.

Le ciel contre LafargeHolcim

Bonne nouvelle : “En Europe, le froid et la météo capricieuse de l’hiver 2018 ont impacté l’activité de LafargeHolcim”, apprenions-nous hier sur lemoniteur.fr

Pour fêter ce nouveau pas vers la “convergence des luttes”, nous remercierons comme il se doit les météorologues du Mont Aigoual.

Seul dégrisement, il faudra faire mieux l’année prochaine : cette aide du ciel n’a pas été assez efficace pour stopper la croissance de ces bétonneurs du présent. Mais ne désespérons pas …

En mémoire de la grève qui a touché Lafarge entre février et mars 2018 … et en attendant la prochaine !

“Lafarge négocie avec Daesh mais pas avec ses salariés”,

pouvait-on lire sur une banderole, site du Teil.

Le mouvement, entre le 27 février et le 5 mars, a été particulièrement suivi :

huit sites en grève, et 60 à 70 % des employés du site du Teil mobilisés.

Tout notre soutien aux salariés de Lafarge pour ce mouvement passé

et surtout pour les futures colères !

 

Communiqué du CSC : Vivre pour travailler et travailler pour mourir

Lettre aux étudiants, cheminots, chômeurs et autres secteurs en lutte (printemps 2018)

En moyenne, pour chaque jour travaillé, un ouvrier du bâtiment meurt sur un chantier. Et pourtant, le maçon part à la retraite bien plus tard que le policier.
Nous ne demandons en aucun cas que les régimes spéciaux, comme celui des cheminot.e.s, soient abolis. Cela relèverait d’une mesquine jalousie et manquerait cruellement de logique : ça serait un peu comme si l’on demandait qu’il y ait plus de morts dans les autres secteurs professionnels pour nous sentir moins seul.e.s.
Ce que nous désirons, c’est au contraire une transformation de l’organisation du travail telle qu’elle est pensée aujourd’hui.
Et comment est-elle pensée ? Et par qui est-elle pensée ? Par des bureaucrates connectés à leur boites mail mais déconnectés de la réalité, qui imposent des cadres normatifs, loin des pratiques du terrain et en perpétuels changements, ce qui contribue à déstabiliser le travailleur et le rendre ainsi plus contrôlable : on ne sait jamais, l’artisan pourrait s’avérer être trop indépendant.
Car il y a de cela chez l’artisan. De l’indépendance. Une capacité à s’organiser. Une certaine tendance à l’autonomie. On se débrouille. On s’arrange, comme on dit. Pour gouverner l’artisan, s’il faut user de multiples tactiques technico-administratives, cela ne suffit donc pas.
Il faut aussi faire en sorte qu’il ne se rebelle pas. Pour cela, il y a plusieurs techniques de communication. On peut par exemple lui désigner de faux ennemis afin qu’il oublie les vrais. Et c’est là qu’intervient le fonctionnaire comme cible « facile » : le prof a plus de vacances, le cheminot part en retraite plus tôt, quelle honte ! Si je dois crever au travail, j’espère que mon voisin y passera aussi … Voilà le genre d’absurdes rancœurs qu’on voudrait nous faire éprouver.
Ce que le gouvernement veut, c’est monter les travailleurs du privé contre ceux du public. Pourtant, nous faisons partie du même monde. Nous prenons le train. Vous nous appelez pour réparer une toiture. Nos enfants vont à l’école. Vous nous appelez pour construire une maison. Lorsque nous nous blessons sur le travail, nous sommes pris en charge par le service public hospitalier. Parfois, travailleurs du privé et du public vivent même ensemble.
Prendre conscience de cela, c’est aussi prendre conscience que ce n’est pas l’État qui construit, soigne, conduit les trains et enseigne – mais ce sont les maçon.n.e.s, les infirmier.e.s, les cheminot.e.s et les enseignant.e.s. Et qu’on pourrait même d’ailleurs se passer de l’État qu’on en vivrait pas plus mal !
Car que font les gouvernements successifs, si ce n’est nous prendre pour des cons ! Pendant qu’ils nous divisent en « secteurs », ils se gavent. Des entreprises comme Vinci, Eiffage, Bouygues, s’enrichissent grâce aux marchés publics, c’est-à-dire avec nos impôts – et l’artisan est un bon payeur de taxes. Comme l’on finance les balles de LBD 40 qui nous crèveront les yeux, le maçon est amené à financer le béton de ceux qui tuent son métier ! Et quand ce n’est pas l’État qui redistribue le fric du petit maçon aux grosses boites, c’est lui-même qui doit le faire. On fait une réforme du contrôle technique, particulièrement scélérate, dans le but de vendre des voitures neuves au nom du … développement durable ! C’est comme quand Lafarge se lance dans les éoliennes, l’arnaque est tellement évidente qu’elle ne prête même plus à rire.

Ces grandes boites, et surtout l’idéologie qu’elles accompagnent, sont les mêmes qui humilient ce qu’il restait de fierté à l’artisan : sa compétence technique. Celle-ci ne s’exprime pas dans les gros buildings, dans les autoroutes, dans les ronds points, dans ces architectures dégueulasses qui pourrissent autant la vue que la planète. Elle s’exprime dans la rénovation, dans l’expérimentation, dans une belle toiture avec une triple génoise. Mais ces savoirs là, les gouvernants n’en veulent guère. Ils préfèrent créer de la rareté sur ce qui devrait être commun, et leur mise à disposition est souvent réservée aux quelques personnes assez riches pour se payer des résidences secondaires, quand d’autres n’ont pas de toit. En guise d’illustration d’une telle absurdité, pensez à ce travailleur du bâtiment employé à la construction d’un HLM gris dans lequel il vivra vieux, alors que son seul rêve était celui de se rénover une ferme en pierre à la campagne. Ce qu’on lui vole, ce n’est pas seulement ce qu’il veut faire, mais ce qu’il peut faire.

C’est à partir de ces réflexions que nous avons décidé de nous rassembler, de nous organiser en coopération. Seulement, prenant en compte que les problèmes soulevés ne concernent en aucun cas notre seule corporation et qu’on ne pourra donc pas les régler en restant isolés, nous venons à votre rencontre. Peut-être pourrons-nous nous rendre des services à l’avenir ?

Nous comprenons les autres luttes en cours et nous voulons que les artisans prennent part à ce mouvement car nous avons toutes les raisons de le faire. Nous sommes de ceux qui n’auraient sans doute pas été sélectionnés dans la « nouvelle » et déjà si vieille université. Pourtant, nous avons des savoirs à transmettre, à partager, tout comme nous sommes friands d’en acquérir de nouveaux – car ce n’est pas parce qu’on est travailleur du bâtiment qu’on ne peut pas être passionné d’histoire, de chimie ou de cinéma !

Il n’y a que les gouvernants et leur sbires pour vouloir nous enfermer dans notre travail, nous faire vivre pour travailler et nous faire travailler pour mourir.

Dans la construction sociale à venir,
nous aussi voulons donc mettre notre pierre à l’édifice.

Pour contacter le CSC

Pour nous rejoindre, nous proposer de la documentation ou des articles, nous questionner ou nous inviter pour une bouffe, un événement, une présentation, vous pouvez nous écrire : constructionsociale@riseup.net

 

 

Nicolas Jounin : Sur les chantiers, intérim rime avec discipline et flexibilité (2008)

Construction . Depuis trente ans, les grandes entreprises de BTP recourent massivement à la sous-traitance et à l’intérim pour abaisser leurs coûts. Nicolas Jounin, sociologue, a enquêté sur les conditions de travail et d’emploi des ouvriers des chantiers.

Sur les chantiers de gros oeuvre, jusqu’à 60 % des salariés sont « extérieurs » à l’entreprise donneuse d’ordres : soit intérimaires employés par elle, soit salariés d’une entreprise sous-traitante, eux-mêmes intérimaires en majorité. De quand date cette organisation ?

Nicolas Jounin. Cette gestion de la main-d’oeuvre se met en place lors de la crise des années soixante-dix. Les entreprises du bâtiment sont alors confrontées à une importante baisse de la demande. En parallèle, la loi de 1973 rend les licenciements plus difficiles en imposant une cause réelle et sérieuse, alors que les pratiques étaient très souples jusqu’alors. Et ce, au moment où les salariés s’accrochent plus à leur emploi, avec la montée du chômage. Les patrons du bâtiment réclament alors un contrat de chantier, qui permette de licencier à la fin des travaux, mais ils ne l’obtiendront qu’en 1978. Entre-temps, ils ont trouvé d’autres stratégies, grâce à la loi de 1975 qui stabilise le régime de la sous-traitance, et à celle de 1972 qui légalise l’intérim. Contraints de conserver les salariés qu’ils emploient, leur parade est d’embaucher de moins en moins les gens qu’ils font travailler. Depuis, sous-traitance et intérim se sont fortement développés. Aujourd’hui, les entreprises générales externalisent la moitié de leur activité en chiffre d’affaires vers des sous-traitants qui emploient jusqu’à 75 % d’intérimaires.

Quel est l’objectif de cette externalisation de la main-d’oeuvre ?

L’objectif est la baisse des coûts. En apparence, sous-traitance et intérim coûtent plus cher car il faut payer un employeur intermédiaire et la TVA. Mais l’externalisation a un intérêt économique car la main-d’oeuvre devient une variable d’ajustement. En cas de retournement de conjoncture, plus besoin de plan social, il suffit de rompre un contrat commercial avec le sous-traitant. Il y a plus de flexibilité, ce qui permet d’adapter au jour le jour le volume de force de travail aux besoins du chantier. Et c’est un instrument de discipline de la main-d’oeuvre.

Vous montrez que les intérimaires ne sont pas tous « précaires » au sens d’« instables ».

Formellement, tous les intérimaires ont le même statut mais il existe une partition entre ceux qui tournent dans différentes boîtes, et ceux que des entreprises stabilisent et emploient presque en permanence pendant des années. Dans leur cas, la menace de renvoi a tout de même une fonction, celle d’accroître la discipline. J’ai rencontré un ferrailleur de cinquante ans qui travaillait depuis dix ans pour la même entreprise, en intérim. Il avait un boulot stable, mais quand il était malade, il ne voulait pas s’arrêter. Autre exemple, un patron du bâtiment a monté un système très rationnel de gestion de la main-d’oeuvre à trois vitesses : des salariés en CDI, des intérimaires fixes, et des intérimaires volants. Il m’a expliqué que s’il n’embauchait pas les intérimaires fixes, c’est pour qu’ils restent motivés.

Sous-traitance et intérim permettent donc une hausse des cadences ?

Tout le monde en est conscient. Les entreprises disent qu’un intérimaire travaille plus parce qu’il a l’espoir d’être embauché ou de gagner des qualifications. Les ouvriers disent que s’ils étaient en CDI, ils pourraient davantage protester contre les cadences, contre le fait de travailler sept heures d’affilée sans manger. De plus, en intérim, le salaire est renégocié à chaque mission.

Comment les questions de sécurité sont-elles appréhendées sur les chantiers ?

Des injonctions contradictoires pèsent sur les ouvriers. On leur impose des règles de sécurité qu’en réalité il leur est impossible de respecter s’ils veulent suivre les exigences de cadence, le rythme de travail très élevé. Ils assument cette contradiction clandestinement : quand ils ne respectent pas une règle, ils se cachent des cadres, qui sont posés en gardiens de la sécurité et qui développent un discours présentant les ouvriers comme d’éternels inconscients des risques, d’éternels coupables. En réalité, les ouvriers sont parfaitement conscients. Mais ils savent que s’ils veulent appliquer les règles, ils devront s’affronter aux chefs. Je raconte un jour où des ouvriers refusent de travailler sur un sol verglacé. Ils sont obligés de se mettre en grève pour se faire entendre.

Vous racontez que de faux garde-corps sont installés en cas de contrôle de l’inspection du travail. Le détournement des règles est organisé par la direction…

Oui, a fortiori chez les sous-traitants. En tant qu’intérimaire, j’ai été envoyé à une réunion de sécurité avec les inspecteurs. Je devais dire que tout allait bien. Est-ce que je pouvais dire la vérité, au risque de perdre mon emploi ? Le conducteur de travaux m’a expliqué qu’en tant que sous-traitant, on ne pouvait pas dire du mal du donneur d’ordres, sinon on risquait d’être remplacé par une autre boîte. En matière de sécurité comme de contrats de travail, il y a une forte impunité. La présence syndicale est très faible. On trouve des délégués seulement dans les entreprises donneuses d’ordres, et ils ont beaucoup de mal à intervenir chez les sous-traitants et les intérimaires. Ils ont déjà fort à faire, car les directions ne tolèrent pas leur présence et leur mènent la vie dure.

Le travail sur les chantiers présente une forte division ethnique par métier…

Schématiquement, on peut dire que, du haut en bas de l’échelle, les conducteurs de travaux sont plutôt des Français blancs, les chefs de chantiers, plutôt des immigrés d’origine européenne, italiens et espagnols mais surtout portugais, les chefs d’équipes sont plutôt portugais, les coffreurs, portugais et un peu maghrébins, les ferrailleurs, très souvent maghrébins, les manoeuvres, originaires d’Afrique subsaharienne.

J’ai distingué trois mécanismes. Tout d’abord, les politiques migratoires favorisent, dès les années soixante, les immigrés européens. Dès cette époque, les Portugais ont la liberté de circuler, ils ne peuvent plus être sans papiers, donc les entreprises les recrutent sur les postes stables. Chez les sous-traitants et dans l’intérim, elles recherchent des gens plus précaires d’un point de vue social et administratif. Ensuite, le recrutement par cooptation et par liens de famille renforce cette répartition. Enfin, il existe une gestion raciste de la main-d’oeuvre chez beaucoup d’employeurs. Pour dévaloriser la main-d’oeuvre, ils peuvent mettre en concurrence tous les salariés entre eux, les placer dans la même précarité, mais avec le risque qu’ils se coalisent pour contester. L’autre moyen est de diviser pour régner, en discriminant, en favorisant certaines origines et en en reléguant d’autres dans les bas salaires.

Quelle place occupent les sans-papiers sur les chantiers ?

Une place importante, mais cantonnée essentiellement aux ferrailleurs et aux manoeuvres, fournis par l’intérim. Sur un chantier, on ne sait pas quels salariés exactement sont en situation irrégulière, mais tout le monde sait qu’ils sont nombreux. J’évoque dans le livre un contrôle de police qui trouve dix sans-papiers sur quinze ferrailleurs. Les sans-papiers acceptent les travaux les plus durs, ils cachent davantage leurs maladies ou leurs accidents de travail. C’est même à cela qu’on finit par les reconnaître. Cela dit, certains travailleurs avec papiers ne sont guère moins précaires, avec des titres de séjour d’un an qui ne seront peut-être pas renouvelés.

Il semble que les entreprises soient en train de passer à une nouvelle étape dans la baisse des coûts, avec la « prestation transnationale de services », ou détachement.

Depuis cinq ou six ans, se développe rapidement ce qui est une nouvelle forme de sous-traitance, mais au niveau international. Par exemple, Bouygues, Vinci, Eiffage, ou un de leurs sous-traitants, recourent à une entreprise polonaise qui va détacher ses salariés polonais, sous contrat de travail polonais, sur un chantier ici. Même si le salaire horaire français est en théorie appliqué, cela permet déjà un dumping social légal, grâce aux cotisations sociales polonaises inférieures. Mais l’intérêt principal est que ces travailleurs polonais sont liés à leur entreprise. En cas de conflit, ils ne peuvent pas la quitter pour une autre, sauf à devoir demander une autorisation de travail. Ils sont donc bridés, captifs, un peu comme les sans-papiers, mais d’une manière légale du point de vue du patron français. En réalité, ces détachements sont rarement déclarés, et souvent entachés d’illégalités. Les entreprises polonaises appliquent notamment leur droit très souple de licenciement.

Je cite l’exemple d’une entreprise française qui recrute ainsi des Polonais, au lieu de passer par l’intérim habituel. Le conducteur de travaux explique qu’auparavant, beaucoup d’ouvriers étaient sans papiers, et que cela posait problème. Je fais remarquer que cela n’est pas très nouveau. Il admet et précise que, maintenant, les sans-papiers qui travaillent dans leur propre pays ne sont plus assez motivés, ils travaillent trop à l’heure. En quelque sorte, ils sont trop chez eux !

La situation risque d’évoluer rapidement. Depuis peu, les Polonais ont la liberté de circuler et de travailler en France, ils ne sont plus bridés. Les entreprises vont probablement aller chercher plus loin des salariés roumains, bulgares ou hors Union européenne.

Les employeurs du BTP comme de l’hôtellerie se plaignent régulièrement d’une pénurie de main-d’oeuvre… Comment jugez-vous ce discours ?

Dans le BTP, ce discours existe depuis la fin du XIXe siècle ! En 1964, Francis Bouygues parlait déjà d’un problème récurrent. C’est étonnant car, en même temps, aucun DRH ne m’a dit qu’il avait dû renoncer à un chantier faute de main-d’oeuvre. Cela relativise la gravité de la pénurie… Le BTP est un secteur connu pour ses conditions peu réjouissantes, avec de la précarité, de la pénibilité, des risques, des horaires importants. Les DRH connaissent la loi de l’offre et de la demande. S’il y a un déficit d’offre de travail, on augmente le prix jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre se forme. On augmente les salaires, on améliore les conditions de travail, et la pénurie doit se résorber. Mais là, les DRH se cabrent : « Non, on donne déjà beaucoup aux ouvriers, ils ne valent pas plus. » En fait, ils trouvent toujours de la main-d’oeuvre, mais ils disent qu’elle n’est pas bonne, pas qualifiée, alors que c’est eux qui ne veulent pas la former. Le discours sur la pénurie vise à masquer les problèmes de conditions de travail et de salaire, et à justifier le recours à la sous-traitance, à l’intérim, aux salariés étrangers, comme soi-disant bouche-trou, en attendant mieux. Une bonne illustration est ce propos d’un patron qui disait ne pas trouver la main-d’oeuvre « dans le budget qu’il avait », d’où le recours à un sous-traitant, qui, lui, va trouver. En fait, les grandes entreprises confient aux sous-traitants le soin d’avoir une certaine portion de travail dissimulé et de sans-papiers. Elles externalisent les illégalités.

Entretien réalisé par Fanny Doumayrou (L’Humanité, 30 septembre 2008)

(*) Ces témoignages sont tirés de l’enquête de Nicolas Jounin.