Construction . Depuis trente ans, les grandes entreprises de BTP recourent massivement à la sous-traitance et à l’intérim pour abaisser leurs coûts. Nicolas Jounin, sociologue, a enquêté sur les conditions de travail et d’emploi des ouvriers des chantiers.
Sur les chantiers de gros oeuvre, jusqu’à 60 % des salariés sont « extérieurs » à l’entreprise donneuse d’ordres : soit intérimaires employés par elle, soit salariés d’une entreprise sous-traitante, eux-mêmes intérimaires en majorité. De quand date cette organisation ?
Nicolas Jounin. Cette gestion de la main-d’oeuvre se met en place lors de la crise des années soixante-dix. Les entreprises du bâtiment sont alors confrontées à une importante baisse de la demande. En parallèle, la loi de 1973 rend les licenciements plus difficiles en imposant une cause réelle et sérieuse, alors que les pratiques étaient très souples jusqu’alors. Et ce, au moment où les salariés s’accrochent plus à leur emploi, avec la montée du chômage. Les patrons du bâtiment réclament alors un contrat de chantier, qui permette de licencier à la fin des travaux, mais ils ne l’obtiendront qu’en 1978. Entre-temps, ils ont trouvé d’autres stratégies, grâce à la loi de 1975 qui stabilise le régime de la sous-traitance, et à celle de 1972 qui légalise l’intérim. Contraints de conserver les salariés qu’ils emploient, leur parade est d’embaucher de moins en moins les gens qu’ils font travailler. Depuis, sous-traitance et intérim se sont fortement développés. Aujourd’hui, les entreprises générales externalisent la moitié de leur activité en chiffre d’affaires vers des sous-traitants qui emploient jusqu’à 75 % d’intérimaires.
Quel est l’objectif de cette externalisation de la main-d’oeuvre ?
L’objectif est la baisse des coûts. En apparence, sous-traitance et intérim coûtent plus cher car il faut payer un employeur intermédiaire et la TVA. Mais l’externalisation a un intérêt économique car la main-d’oeuvre devient une variable d’ajustement. En cas de retournement de conjoncture, plus besoin de plan social, il suffit de rompre un contrat commercial avec le sous-traitant. Il y a plus de flexibilité, ce qui permet d’adapter au jour le jour le volume de force de travail aux besoins du chantier. Et c’est un instrument de discipline de la main-d’oeuvre.
Vous montrez que les intérimaires ne sont pas tous « précaires » au sens d’« instables ».
Formellement, tous les intérimaires ont le même statut mais il existe une partition entre ceux qui tournent dans différentes boîtes, et ceux que des entreprises stabilisent et emploient presque en permanence pendant des années. Dans leur cas, la menace de renvoi a tout de même une fonction, celle d’accroître la discipline. J’ai rencontré un ferrailleur de cinquante ans qui travaillait depuis dix ans pour la même entreprise, en intérim. Il avait un boulot stable, mais quand il était malade, il ne voulait pas s’arrêter. Autre exemple, un patron du bâtiment a monté un système très rationnel de gestion de la main-d’oeuvre à trois vitesses : des salariés en CDI, des intérimaires fixes, et des intérimaires volants. Il m’a expliqué que s’il n’embauchait pas les intérimaires fixes, c’est pour qu’ils restent motivés.
Sous-traitance et intérim permettent donc une hausse des cadences ?
Tout le monde en est conscient. Les entreprises disent qu’un intérimaire travaille plus parce qu’il a l’espoir d’être embauché ou de gagner des qualifications. Les ouvriers disent que s’ils étaient en CDI, ils pourraient davantage protester contre les cadences, contre le fait de travailler sept heures d’affilée sans manger. De plus, en intérim, le salaire est renégocié à chaque mission.
Comment les questions de sécurité sont-elles appréhendées sur les chantiers ?
Des injonctions contradictoires pèsent sur les ouvriers. On leur impose des règles de sécurité qu’en réalité il leur est impossible de respecter s’ils veulent suivre les exigences de cadence, le rythme de travail très élevé. Ils assument cette contradiction clandestinement : quand ils ne respectent pas une règle, ils se cachent des cadres, qui sont posés en gardiens de la sécurité et qui développent un discours présentant les ouvriers comme d’éternels inconscients des risques, d’éternels coupables. En réalité, les ouvriers sont parfaitement conscients. Mais ils savent que s’ils veulent appliquer les règles, ils devront s’affronter aux chefs. Je raconte un jour où des ouvriers refusent de travailler sur un sol verglacé. Ils sont obligés de se mettre en grève pour se faire entendre.
Vous racontez que de faux garde-corps sont installés en cas de contrôle de l’inspection du travail. Le détournement des règles est organisé par la direction…
Oui, a fortiori chez les sous-traitants. En tant qu’intérimaire, j’ai été envoyé à une réunion de sécurité avec les inspecteurs. Je devais dire que tout allait bien. Est-ce que je pouvais dire la vérité, au risque de perdre mon emploi ? Le conducteur de travaux m’a expliqué qu’en tant que sous-traitant, on ne pouvait pas dire du mal du donneur d’ordres, sinon on risquait d’être remplacé par une autre boîte. En matière de sécurité comme de contrats de travail, il y a une forte impunité. La présence syndicale est très faible. On trouve des délégués seulement dans les entreprises donneuses d’ordres, et ils ont beaucoup de mal à intervenir chez les sous-traitants et les intérimaires. Ils ont déjà fort à faire, car les directions ne tolèrent pas leur présence et leur mènent la vie dure.
Le travail sur les chantiers présente une forte division ethnique par métier…
Schématiquement, on peut dire que, du haut en bas de l’échelle, les conducteurs de travaux sont plutôt des Français blancs, les chefs de chantiers, plutôt des immigrés d’origine européenne, italiens et espagnols mais surtout portugais, les chefs d’équipes sont plutôt portugais, les coffreurs, portugais et un peu maghrébins, les ferrailleurs, très souvent maghrébins, les manoeuvres, originaires d’Afrique subsaharienne.
J’ai distingué trois mécanismes. Tout d’abord, les politiques migratoires favorisent, dès les années soixante, les immigrés européens. Dès cette époque, les Portugais ont la liberté de circuler, ils ne peuvent plus être sans papiers, donc les entreprises les recrutent sur les postes stables. Chez les sous-traitants et dans l’intérim, elles recherchent des gens plus précaires d’un point de vue social et administratif. Ensuite, le recrutement par cooptation et par liens de famille renforce cette répartition. Enfin, il existe une gestion raciste de la main-d’oeuvre chez beaucoup d’employeurs. Pour dévaloriser la main-d’oeuvre, ils peuvent mettre en concurrence tous les salariés entre eux, les placer dans la même précarité, mais avec le risque qu’ils se coalisent pour contester. L’autre moyen est de diviser pour régner, en discriminant, en favorisant certaines origines et en en reléguant d’autres dans les bas salaires.
Quelle place occupent les sans-papiers sur les chantiers ?
Une place importante, mais cantonnée essentiellement aux ferrailleurs et aux manoeuvres, fournis par l’intérim. Sur un chantier, on ne sait pas quels salariés exactement sont en situation irrégulière, mais tout le monde sait qu’ils sont nombreux. J’évoque dans le livre un contrôle de police qui trouve dix sans-papiers sur quinze ferrailleurs. Les sans-papiers acceptent les travaux les plus durs, ils cachent davantage leurs maladies ou leurs accidents de travail. C’est même à cela qu’on finit par les reconnaître. Cela dit, certains travailleurs avec papiers ne sont guère moins précaires, avec des titres de séjour d’un an qui ne seront peut-être pas renouvelés.
Il semble que les entreprises soient en train de passer à une nouvelle étape dans la baisse des coûts, avec la « prestation transnationale de services », ou détachement.
Depuis cinq ou six ans, se développe rapidement ce qui est une nouvelle forme de sous-traitance, mais au niveau international. Par exemple, Bouygues, Vinci, Eiffage, ou un de leurs sous-traitants, recourent à une entreprise polonaise qui va détacher ses salariés polonais, sous contrat de travail polonais, sur un chantier ici. Même si le salaire horaire français est en théorie appliqué, cela permet déjà un dumping social légal, grâce aux cotisations sociales polonaises inférieures. Mais l’intérêt principal est que ces travailleurs polonais sont liés à leur entreprise. En cas de conflit, ils ne peuvent pas la quitter pour une autre, sauf à devoir demander une autorisation de travail. Ils sont donc bridés, captifs, un peu comme les sans-papiers, mais d’une manière légale du point de vue du patron français. En réalité, ces détachements sont rarement déclarés, et souvent entachés d’illégalités. Les entreprises polonaises appliquent notamment leur droit très souple de licenciement.
Je cite l’exemple d’une entreprise française qui recrute ainsi des Polonais, au lieu de passer par l’intérim habituel. Le conducteur de travaux explique qu’auparavant, beaucoup d’ouvriers étaient sans papiers, et que cela posait problème. Je fais remarquer que cela n’est pas très nouveau. Il admet et précise que, maintenant, les sans-papiers qui travaillent dans leur propre pays ne sont plus assez motivés, ils travaillent trop à l’heure. En quelque sorte, ils sont trop chez eux !
La situation risque d’évoluer rapidement. Depuis peu, les Polonais ont la liberté de circuler et de travailler en France, ils ne sont plus bridés. Les entreprises vont probablement aller chercher plus loin des salariés roumains, bulgares ou hors Union européenne.
Les employeurs du BTP comme de l’hôtellerie se plaignent régulièrement d’une pénurie de main-d’oeuvre… Comment jugez-vous ce discours ?
Dans le BTP, ce discours existe depuis la fin du XIXe siècle ! En 1964, Francis Bouygues parlait déjà d’un problème récurrent. C’est étonnant car, en même temps, aucun DRH ne m’a dit qu’il avait dû renoncer à un chantier faute de main-d’oeuvre. Cela relativise la gravité de la pénurie… Le BTP est un secteur connu pour ses conditions peu réjouissantes, avec de la précarité, de la pénibilité, des risques, des horaires importants. Les DRH connaissent la loi de l’offre et de la demande. S’il y a un déficit d’offre de travail, on augmente le prix jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre se forme. On augmente les salaires, on améliore les conditions de travail, et la pénurie doit se résorber. Mais là, les DRH se cabrent : « Non, on donne déjà beaucoup aux ouvriers, ils ne valent pas plus. » En fait, ils trouvent toujours de la main-d’oeuvre, mais ils disent qu’elle n’est pas bonne, pas qualifiée, alors que c’est eux qui ne veulent pas la former. Le discours sur la pénurie vise à masquer les problèmes de conditions de travail et de salaire, et à justifier le recours à la sous-traitance, à l’intérim, aux salariés étrangers, comme soi-disant bouche-trou, en attendant mieux. Une bonne illustration est ce propos d’un patron qui disait ne pas trouver la main-d’oeuvre « dans le budget qu’il avait », d’où le recours à un sous-traitant, qui, lui, va trouver. En fait, les grandes entreprises confient aux sous-traitants le soin d’avoir une certaine portion de travail dissimulé et de sans-papiers. Elles externalisent les illégalités.
Entretien réalisé par Fanny Doumayrou (L’Humanité, 30 septembre 2008)
(*) Ces témoignages sont tirés de l’enquête de Nicolas Jounin.