Philippe Bovet : Architectes ne cassez rien ! (2012)

La démolition-reconstruction de logements semble bien souvent constituer le seul horizon des politiques urbaines. Pourtant, raser des barres d’habitations sans envisager leur rénovation pose des problèmes à la fois sociaux et environnementaux. Ce choix ignore une donnée fondamentale : mettre la créativité au service de l’ancien est écologiquement rentable et donne des résultats probants.

La destruction d’un bâtiment est contestable à deux titres. D’une part, beaucoup d’habitants se sentent liés à l’identité de leur quartier et préfèrent les changements progressifs aux transformations radicales. D’autre part, la démolition entraîne la disparition d’un capital d’« énergie grise » quasiment comparable au stock de CO2 (dioxyde de carbone) perdu lors de l’incendie d’une forêt. Cette notion désigne la somme de toute l’énergie investie dans un bâtiment, de sa construction (extraction et livraison des matériaux, pose d’une grue, déplacements des ouvriers) à sa destruction (dynamitage, transport, enfouissement ou recyclage des gravats).

Contrairement aux idées reçues, démolir pour reconstruire des habitations très économes en énergie ne représente pas un gain environnemental. Selon l’énergéticien français Olivier Sidler, la démolition-reconstruction d’un bâtiment mobilise l’équivalent de vingt-cinq à cinquante ans de sa consommation énergétique annuelle ultérieure : « Chaque fois que c’est possible, il vaut mille fois mieux réhabiliter que démolir. En termes de gaz à effet de serre, il n’y a pas photo. » A l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), le professeur Holger Wallbaum, chargé de la construction durable, abonde : « On détruit parfois un immeuble après seulement dix ans, et on est comptablement gratifié pour cela, à travers des tableaux d’amortissement, des déductions d’impôt… On passe alors un coup de gomme sur l’organisation complexe mise en place pour construire le bâtiment. »

Si la réhabilitation du bâti n’est pas encore entrée dans les moeurs, c’est sans doute parce que, dès leur formation, les architectes apprennent à valoriser le neuf et ne pensent pouvoir s’exprimer qu’à travers ce biais. Travailler sur l’existant ne revient qu’à entretenir l’oeuvre d’un autre, ce qui peut frustrer certains ego.

En 2003, Karl Viridén rénove aux normes passives (1) un immeuble zurichois de 1894. Avec l’EPFZ, il effectue une étude sur l’énergie grise de l’opération. Tous les matériaux sont passés au crible; les données sont disponibles en kilowattheures par mètre carré et par an (kWh / m2 / an) et en tonnes. Une destruction puis une reconstruction aux normes passives auraient entraîné une consommation d’énergie (énergie grise et énergie de fonctionnement) de 112 kWh / m2 / an. Une destruction-reconstruction conventionnelle aurait, elle, eu un impact de 200 kWh / m2 / an. Quant à la rénovation aux normes passives, elle n’atteint que 82 kWh / m2 / an.

Exprimées en tonnes, ces données sont encore plus éclairantes; l’immeuble pèse environ 100 tonnes. Comme cette rénovation a été bien pensée, les besoins ont été réduits au minimum. Une tonne de matériaux a été réutilisée sur place (tuiles de toit, portes rabotées et raccourcies…) et seulement 4 % de la masse de l’immeuble (4 tonnes) a été démolie et éliminée. 10 % de matériaux neufs (10 tonnes) ont été apportés, notamment pour l’isolation. Au total, seules 14 tonnes de marchandises ont été déplacées. En comparaison, l’édification d’un bâtiment neuf aurait impliqué d’éliminer les 100 tonnes de l’immeuble, puis de livrer la masse d’un immeuble neuf, soit environ 60 tonnes – car les matériaux actuels sont souvent plus légers. En tout, l’opération aurait nécessité de déplacer 160 tonnes. 14 contre 160…

Entre rénovation et destruction, le choix se fait souvent en fonction de la destination du bâtiment. Il est a priori délicat de transformer un immeuble de logements, avec ses multiples cloisons et structures porteuses, en un immeuble de bureaux à espaces ouverts. Le nouvel usage doit correspondre au mieux à la structure d’origine. De plus, une rénovation intelligente prend du temps. « On ne peut pas évaluer un immeuble tant qu’on ne le connaît pas bien, explique Viridén. Beaucoup de paramètres entrent en jeu. » Chef d’équipe plus que donneur d’ordres, l’architecte doit alors travailler de manière collégiale et s’entourer de spécialistes des structures, d’énergéticiens, afin de déterminer quels compromis s’imposent, s’il est possible de rehausser le bâtiment, d’en ôter une portion, etc.

Depuis quelques années, des initiatives originales ont fleuri à travers la Suisse. Ainsi, Baar, dans le canton de Zoug, est de longue date une ville de moulins et de silos. Leurs hautes structures en béton dominent le paysage. Dans le cadre de la restructuration des meuneries suisses, le moulin Obermühle a fermé en 2001. Qu’allaient devenir les volumes désormais obsolètes ? Surtout, ne pas faire table rase du passé : rénovés en 2010, les silos de l’Obermühle (2) sont devenus un immeuble de onze étages qui accueille une vingtaine de logements et une dizaine de bureaux (3). Le tout pour un coût énergétique très faible.

Note(s) :

(1) En Suisse, les « normes passives », aussi appelées Minergie, exigent une consommation maximum de 30 kWh / m2 / an. Elles sont différentes des normes passives allemandes, Passivhaus, qui fixent un maximum de 15 kWh / m2 / an.

(2) www.obermuehle-baar.ch

(3) Réhabilités aux normes Minergie de rénovation, ils consomment moins de 60 kWh / m2 / an pour le chauffage, l’eau chaude et l’électricité. Voir aussi : www.minergie.ch

 

Cet article est extrait du Monde Diplomatique (juin 2012)