“Ma la mafia non vince !” : quartier Guadagna à Palerme, Arcobaleno 3P – un reportage du Construction Sociale Club

Notes préliminaires : Le problème mafieux ne touche pas seulement le sud italien, bien qu’il y soit particulièrement grave. Si le Construction Sociale Club s’y intéresse, c’est que le secteur du bâtiment est bien concerné par ce phénomène, même en France : spéculations immobilières, marchés publics truqués, destructions environnementales, exploitation d’une main d’œuvre sous-payée et on en passe … Cet été, nous publierons plusieurs reportages et entretiens sur la Sicile, afin d’envisager la question – et voir ce que nous pouvons faire – dans une perspective internationaliste. Car les mafias, elles, n’ont jamais attendu pour se mondialiser…

Le Quartier Guadagna, régulièrement à la une des chroniques journalistiques. Un des bastions de la Cosa Nostra, un centre du trafic de drogues : extasy, cocaïne et la morbide héroïne. Les routes de cette dernière sont nombreuses, et parfois longues, pour arriver sur les places délabrées de ce quartier. Opium produit en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, parfois dans le sud est asiatique, puis acheminé via la Turquie. Il y a ensuite la route européenne, via les Balkans, la route du sud, celle de l’Afrique orientale et la route plus directement méditerranéenne (d’est en ouest). Des containers sont acheminés dans le port de Marseille, mais aussi dans ceux des pouilles, de Sicile, et bien sûr dans celui de Gioia Tauro, notamment connu pour l’import de cocaïne en Europe – elle provient, à l’inverse de l’héro, souvent de l’ouest (production en Colombie, au Pérou ou encore en Bolivie). Le port sans joie de Gioia, fait pourtant partie depuis 2003 du réseau Megaport : il est censé être sous surveillance particulière de personnels étasuniens collaborant avec la douane locale. Dans la pratique, cela ne l’empêche pas d’être toujours sous contrôle de la ‘ndrangheta, la célèbre mafia calabraise. Cherchez l’erreur.

Dans le quartier Guadagna, la drogue est à meilleur marché qu’ailleurs. C’est pas les prix lyonnais, ça c’est sûr. C’est la pauvreté, les immeubles délabrés et pas de services sociaux officiels dans tout le quartier. « Officiels », car il y a pourtant un lieu d’accueil : l’Arcobaleno 3P, en référence aux 3 P de Padre Pino Puglisi, ayant officié et lutté contre la mafia à Brancaccio, non loin de Guadagna, et assassiné devant chez lui le 15 septembre 1993, jour de son anniversaire, d’une balle dans la nuque1. Ce qui le branchait Padre Pino Puglisi c’était l’éducation, tout comme la sœur Anna Alonzo qui a ouvert l’Arcobaleno de Guadagna.

Édifice abandonné depuis une vingtaine d’années, ce fut un collège, puis il fut loué pour l’école avant que la direction décide qu’il n’y aurait plus d’instruction dans le quartier Guadagna. Anna Alonzo, elle, n’était pas d’accord. Alors un jour elle a décidé d’occuper les lieux, illégalement. Il y avait tout à refaire : nettoyer les murs plein d’insultes et de menaces à caractère sexuel, enlever les seringues qui traînaient partout et la merde dans les salles.

Anna a déjà quatre procès derrière elle, pour occupation abusive. Pour avoir voulu ouvrir une nouvelle école, elle a risqué la prison mais a finalement pu bénéficier d’une peine dite alternative. Une forme d’assignation judiciaire dans un centre à caractère social, celui-là même qu’elle a ouvert. Mais, comme elle le dit elle-même, il est rare que des policiers passent dans le quartier alors ils ne viennent pas vraiment vérifier sa présence.

Anna est missionnaire. Elle a les cheveux blanc, une énergie étonnante, une poignée de main très virile, un caractère décapant, brusque, voir intimidant aux premiers abords. C’est vrai qu’il en faut du caractère pour faire ce qu’elle fait dans ce quartier.

Elle a déjà été menacée plusieurs fois, et même chopée dans la rue et ruée de coups. Mais ça, elle ne veut plus en parler : « Je m’en fous tu comprends. Tu me connais pas encore toi. Il faudra passer deux fois sur mon cadavre avant de toucher à ce lieu ! ». Régulièrement il y a des vols et de la casse, une manière de rappeler qui sont les patrons. Mais les intimidations ont leur limites, « l’arcobaleno, maintenant, ça fait partie du quartier, plein de gens d’ici y passent ».

Grâce à des dons, des travaux ont pu être fait, notamment pour récupérer le troisième étage qui était gorgé d’eau. Il y a des terrains pour jouer au ballon. De beaux graffitis colorés ornent les murs. L’édifice est composé de plusieurs salles : deux cuisines, la seule bibliothèque du quartier, une salle d’informatique, un studio pour enregistrer de la pop sicilienne, des chambres pour deux ou trois personnes. Pas de gros dortoirs : c’est une philosophie : « ce n’est pas parce que les gens sont pauvres qu’ils n’ont pas droit à un peu d’intimité ». Ici, il y a des exilés, des nigérianes sorties de la traite et qui travaillent dans un centre de couture social, des mineurs isolés, des personnes de la rue, des toxicomanes qui tentent de s’en sortir, des enfants du quartier. On peut apprendre le piano, prendre des cours de danse, apprendre à lire. L’objectif est la réinsertion sociale, mais ce n’est pas toujours évident. Les enfants viennent parfois une ou deux fois aux cours de cette école alternative, avant de déserter la classe :

« Un mi nni futti n’a scola, io travagghiu.

– unn’è ca travagghi ?

– vaiu a cuogghiri u ferro. »2

Ça crie, ça joue au ballon, ça se dispute. Un ado tente d’ouvrir mon sac à dos. « Guagliò ! ». Pas le temps d’en dire plus, Ciro, qui aide Anna, le rappelle à l’ordre, pendant qu’un autre le traite de pédé.

Rien à voir avec cette anecdote, mais il est d’ailleurs drôle de voir sur le mur à côté d’une croix catholique, et d’une invitation pour un spectacle de théâtre, une affiche pour la prochaine manifestation du groupe LGBT palermitain. La diversité fait la force et on peut être sœur catholique et soutenir les homos. Padre Pino Puglisi, lui aussi, savait accepter les différences.

Dans la grande salle de réception, il y a son portrait en grand, imprimé sur une toile. Là encore, quelques ados du quartier ont fait sans doute ce que des parents ou des grands frères leur ont dire de faire : uno sfregio, le coup de couteau que les bâtards de mafieux utilisent pour défigurer les femmes infidèles, tracé à la lime sur le visage de Puglisi. « Ils ont fait ça, avant de crier Viva la Mafia », raconte Anna ! Mais elle n’a pas voulu que le portrait soit remplacé. Il faut laisser des traces de cela. Il y a six ans, certains avaient aussi commencé à mettre le feu au bureau. Les policiers avaient refusé de venir.

Bref, on ne peut pas dire qu’on s’ennuie au centre Arcobaleno 3P ! « On s’épuise même », se plaint Anna. Tant de personnes accueillies et pas d’aides de l’État : le lieu n’est toujours pas légalisé. « Il ne me laisse même pas faire de contrat pour l’eau et l’électricité. Pour l’eau, on se branche sur le réseau de la paroisse et le gérant nous demande plus de quatre cent euros par mois. Pour l’électricité, on va essayer de s’arranger avec une entreprise autre que l’Enel. On galère avec l’argent ! Mais i figghi sunnu ru patri, pozzu annacarli n’anticchia »3.

Pourtant, à côté de l’arcobaleno, un immense bâtiment a dernièrement été retapé : une crèche. Des centaines de milliers d’euros de travaux grâce à des fonds européens. Inauguration en grande pompe. Mais oui, une grande crèche toute neuve dans le quartier Guadagna, quelle bonne nouvelle ! Le lieu n’a été ouvert qu’un mois et demi. Il est fermé depuis …

Pour Anna, c’en est trop : « À moi, on voudrait me faire payer deux à trois mille euros de loyer, alors qu’on a nous même fait faire les travaux avec les moyens qu’on pouvait, pas ceux de l’Europe. Ici, ils gèrent les choses très mal et moi je devrais laisser cet endroit vide ! Ce sont des affaires sales, est-ce que tu vois ce que je veux dire quand je parle d’affaires sales ? »

Alors, il y a un mois et demi, Anna a décidé d’agrandir l’arcobaleno, « Je m’en fiche maintenant des procès ». Il y avait une petite cour entre la crèche neuve fermée à double tour et le centre : elle a décidé de la récupérer. L’objectif ? En faire un parc de jeux pour petits. Il y a déjà quelques toboggans de plastique. Elle voudrait aussi profiter de l’espace pour faire des ateliers jardinage : des murs ont été montés pour encadrer de petits lopins de terre. « On va aussi mettre des animaux. Certains enfants sont nés dans un environnement violent, ils ont tué des poissons dans l’aquarium. Là on va avoir des lapins, des poules, et on va voir comment ils s’en occupent. S’ils en prennent soin, alors peut-être ils respecteront un peu plus les humains. C’est une tentative ».

Il faut aussi refaire le sol, et pourquoi pas, espèrent Anna et Ciro, construire un four à pizza, un vrai, un beau, en briques et tout ! Les anniversaires seraient plus beaux. Et puis quand même, on est en Italie alors un lieu de vie collectif se doit d’avoir un four à pizza !

1 : A propos de l’histoire de Pino Puglisi, on peut notamment se référer, malgré les quelques erreurs de détails qu’il contient, au film de Roberto Faenza, lui rendant hommage : Alla luce del sole, sorti en 2005

2 : « Je m’en tape d’aller à l’école, moi je travaille

– Comment ça tu travailles ?

– Je récupère le fer. »

3 : Il s’agit d’une expression : « les fils sont du Père, on peut les bercer un peu [tant qu’ils sont encore enfants] »