Parco Villa Turrisi : de la Conca d’Oro aux derniers coins de verdure – un reportage du Construction Sociale Club

Notes préliminaires : Le problème mafieux ne touche pas seulement le sud italien, bien qu’il y soit particulièrement grave. Si le Construction Sociale Club s’y intéresse, c’est que le secteur du bâtiment est bien concerné par ce phénomène, même en France : spéculations immobilières, marchés publics truqués, destructions environnementales, exploitation d’une main d’œuvre sous-payée et on en passe … Cet été, nous publierons plusieurs reportages et entretiens sur la Sicile (voici le deuxième écrit par notre envoyé spécial), afin d’envisager la question – et voir ce que nous pouvons faire – dans une perspective internationaliste. Car les mafias, elles, n’ont jamais attendu pour se mondialiser…

Parco Villa Turrisi, dans la périphérie, au nord-ouest de Palerme. C’était la Conca d’Oro, la « coquille d’or », cette plaine qui fut particulièrement célèbre pour ses agrumes. Cette plaine cultivée qui jouxtait encore Palerme avant l’expansion urbaine de la ville, celle qui commença dans les années 50. Celle du Sacco di Palermo, le sac de Palerme durant lequel la mafia, profitant de la folie extensive métropolitaine, s’enrichit sur les marchés publics, sur les spéculations immobilières, sur l’avancée du béton sur ce qui fut autrefois la campagne. Celle qui continua ensuite.

Un jour, dans les années 80, de l’autre côté du parc, des jeunes se sont insurgés contre l’urbanisation. Ils se sont installés sur des terrains qui n’avaient pas encore été construits. Ils les ont nettoyé pour faire un jardin. En toute beauté. En toute illégalité, bien que le maire de l’époque décida de soutenir l’initiative.

Aujourd’hui, le parc est le coin de verdure qu’il reste dans le quartier, le dernier bout de ce qu’y fut la Conca d’Oro. Mais ce n’est pas encore un parc public, c’est un projet pour lequel lutte une association. Association qui lutte aussi pour l’établissement d’une voie verte qui relierait Palerme a Monreale grâce à l’ancienne voie ferrée. Dans le parc, il y a les signes de la vieille voie, dont cette vieille gare qui n’a jamais servi, mais qui officiellement appartient encore à l’État.

D’ailleurs, le 7 avril 2015, le maire de Palerme a reconnu que Villa Turrisi devrait être un parc public. Depuis, dans la pratique rien n’a pourtant été fait pour, alors même que le projet existe et que les fonds aussi. Il y a semble-t-il des difficultés bureaucratiques, notamment car le parc contient aussi des terrains effectivement privés ou appropriés par des privés, et que la bataille des documents légaux est longue.

Si certaines des habitations abusives sont occupées par des pauvres, d’autres le sont par des riches. Une membre de l’association, m’explique que les pauvres pourraient rester, qu’il n’est pas question de mettre à la rue des personnes qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs. On peut, d’autant plus, remarquer qu’ils ne sont pas le cœur du problème.

Spéculation. Tennis Club déjà existant, avec en projet une piscine. Ce projet privé s’étale abusivement sur des terres publiques. Non loin de là, des villas. Certaines avec de hauts murs et des fils barbelés au-dessus. Parfois, des caméras de vidéo-surveillance. Puis, au détour d’une rue, une BMW de sport et une Mercedes.

Face à un terrain de Paintball, un terrain vacant. La villa qui y était érigée avait finalement été confisquée, puis rasée. Une association de pompiers voulait y faire, à la place, des jardins. Mais ils n’ont finalement pas obtenu l’accès à l’eau de la Commune.

À l’avancée du projet du parc Villa Turrisi s’opposent des blocages, parfois insidieux. Les maires peuvent bien changer, soutenir des initiatives, au moins dans leur discours, les fonctionnaires, eux, restent en place : il suffit d’en corrompre certains, et d’autres font directement partie de sales réseaux.

Pour ne donner qu’un cas récent, on peut rappeler qu’il y a quelques jours à peine, la juge Silvana Saguto, en était à son troisième procès – du côté des accusés ! Corruption, concussion, détournement, fraude, blanchiment, l’ex présidente à la gestion Mesures de prévention du tribunal de Palerme n’avait sans doute mesuré la gravité de ses actes, ni prévu les écoutes téléphoniques. Elle, qui avait notamment pour mission la nouvelle assignation des biens et propriétés confisqués, avait pour habitude de les assigner à ses amis. Mais quand on aime, on ne compte pas ! Un bien est séquestré à un mafieux ? Faisons en sorte qu’il retourne à la mafia.

À Villa Turrisi, ce problème n’est semble-t-il pas inexistant, même s’il ne faut pas trop en parler. Une loi permet que les héritiers d’une personne à qui la justice a confisqué un bien puisse le récupérer. Si l’on sait tendre l’oreille, des bruits courent dans le quartier, bien qu’il faut rappeler que cela ne constitue pas une preuve. Certains disent que des terrains du parc appartenaient à des proches de l’ingénieur Michele Aielo, condamné par la justice italienne pour association mafieuse. D’autres disent « à Michele Aielo lui-même ». Cela aurait bénéficié à quelques personnes de la famille, ou des familles impliquées.

Pour la petite histoire, d’après le collaborateur de justice Nino Giuffrè, Aielo était un prête-nom du célèbre boss Bernardo Provenzano. Aielo, mafieux de Bagheria a pris dans le passé sa part dans bien des marchés publics, notamment dans le secteur de la construction de routes. C’était aussi un investisseur dans le secteur du sanitaire, devenu propriétaire, par exemple, du centre d’oncologie Villa Santa Teresa. Mais, après tout, quand des amis enterrent des déchets toxiques, ça produit des cancéreux. Il faut des infrastructures pour les traiter. Un marché s’ouvre, alors pourquoi ne pas profiter de l’aubaine ? C’est comme créer sa propre demande.

Il serait temps que le projet du Parc public Villa Turrisi soit réalisé, que ce bout de verdure soit sauvé des griffes des spéculateurs. Mais cela tarde, ce qui use les forces des militants de l’association, ce qui en déprime certains qui retournent alors à leurs affaires personnelles. Une militante de l’association m’en parle : « Au début, il y avait de l’enthousiasme, on était plein, mais quand ils voient à quel point il peut être long et difficile d’obtenir des résultats, certains s’impliquent de moins en moins. C’est aussi une question de temps, moi je suis assez âgée, j’ai du temps, mais il y en a qui sont trop fatigués, trop pris par leur travail. Par ailleurs, il faut aussi vraiment que la municipalité s’engage concrètement dans le projet, le mette en œuvre, l’accompagne, car nous n’avons pas les mêmes armes. Je ne dis pas que, nous militants associatifs risquons de nous retrouver avec des bombes sous nos voitures, mais bon … on ne peut pas vraiment aller très loin. Plus on en fait, plus on risque de se mettre en danger. La lutte pour le parc, c’est aussi une lutte contre la mafia, parce que quand on veut maintenir un peu de nature, on s’oppose aux possibilités de quelques uns d’accumuler du fric grâce aux spéculations immobilières ».